11
Pitt se rendit également chez Robert Carlton, plus pour l’informer des activités de Freddie que dans l’espoir que Carlton reconnaisse avoir été l’une de ses victimes. Ses questions furent discrètes, à la limite de l’inexistence : la coopération de Carlton lui était bien plus précieuse qu’un quelconque aveu obtenu à son corps défendant.
Les Doran, à ses yeux, n’avaient aucune raison d’intéresser Freddie. L’histoire d’Helena avait été rendue publique avant son assassinat ; il les laissa donc vivre leur deuil en paix.
Pour finir, il alla voir les Campbell. Il ne leur connaissait pas non plus de motifs susceptibles d’attirer sur eux l’attention d’un maître chanteur, mais il pouvait toujours y avoir un secret que per sonne n’avait encore deviné, même s’ils n’allaient certainement pas le lui révéler. Les réactions les plus réticentes étaient souvent riches en indices ; la réticence même témoignait d’un désir de dissimulation.
Il vit d’abord Mariah, car Campbell lui-même était occupé à rédiger ses lettres dans son bureau.
Elle était très calme et n’exprima qu’une profonde compassion à l’égard de Sophie. Il ne retira rien de cet entretien, sinon l’impression qu’il avait affaire à une forte personnalité ; cette femme-là avait déjà dû surmonter bien des épreuves, voire des chagrins, et elle était prête à aider Sophie à supporter le choc du moment présent et la honte qui était encore à venir.
Il fut obligé d’attendre un bon quart d’heure avant que Garson Campbell ne le fit entrer dans son bureau. Il le trouva debout devant la cheminée, les jambes écartées, se balançant légèrement d’avant en arrière. Il paraissait en colère.
— Eh bien, qu’y a-t-il, Pitt ? s’enquit-il d’un ton cassant.
Pitt décida d’emblée qu’il était inutile de finasser. Cet homme intelligent et agressif ne manquerait pas de repérer et de déjouer tous les pièges verbaux qu’on pourrait lui tendre.
— Saviez-vous que le Dr Bolsover était un maître chanteur ?
Campbell réfléchit un instant.
— Oui, répondit-il lentement.
Pitt sentit les battements de son cœur s’accélérer.
— Et comment l’avez-vous appris, monsieur ?
Le regard gris et froid de Campbell se posa sur lui avec une ironie amère.
— Pas parce qu’il me faisait chanter, inspecteur. L’une de ses victimes est venue me demander conseil. Naturellement, je ne peux pas vous révéler son identité.
Pitt savait qu’il était inutile d’insister. Il y avait des gens qu’il pouvait contraindre, intimider, soumettre par la seule force de sa volonté… mais Garson Campbell n’était pas de ceux-là.
— Pourriez-vous me dire ce que vous lui avez conseillé ? se contenta-t-il donc d’interroger.
— Oui, répondit Campbell en souriant. Je lui ai recommandé de payer, du moins en attendant. C’était une indiscrétion, pas un crime. Le risque qu’elle soit rendue publique et provoque de sérieux dégâts n’était que passager. Je lui ai aussi promis de parler à Freddie pour l’avertir que ça ne marcherait pas une seconde fois.
— Et vous l’avez fait ?
— Oui.
— Quelle a été la réaction du Dr Bolsover ?
— À mon avis, pas très concluante, inspecteur. Quelqu’un qui est capable de chantage ne rechigne rait pas à mentir à l’occasion.
— Le chantage est un délit sournois, en sous-main, Mr. Campbell. Un maître chanteur œuvre dans le secret, et c’est généralement un lâche. Il a très bien pu avoir peur d’un personnage plus puissant… non pas Mr. Southeron, mais vous.
Campbell haussa un sourcil amusé.
— Vous étiez donc au courant ?
— Bien sûr.
Pitt s’offrit le luxe d’une certaine morgue.
— Et vous n’avez pas arrêté le pauvre Reggie ? C’est un âne bâté. Il s’affole pour un rien.
— Je l’ai remarqué. Mais c’est aussi un poltron. Et il n’est sûrement pas le seul à Callander Square à pouvoir éveiller l’intérêt d’un maître chanteur.
Le visage de Campbell s’assombrit ; son grand corps se raidit. On eût dit qu’un spasme de douleur venait de le transpercer.
— À votre place, je surveillerais mes propos, Pitt. Vous risquez de vous attirer de gros ennuis en portant des accusations à la légère contre les résidents de ce square. Nous avons tous nos faiblesses, dont certaines pourraient certainement vous déplaire, mais nous n’aimons guère qu’on en parle. Tous les hommes suivent leurs inclinations, aussi loin qu’ils l’osent. Nous avons le privilège d’oser plus que la majorité ; cette position, nous l’avons acquise ou héritée. Trouvez qui a tué ces enfants, surtout ne vous gênez pas. Et cherchez celui qui a poignardé Freddie Bolsover, mais faites attention à Sophie et n’allez pas remuer la fange juste pour voir ce qui remonterait à la surface. Vous n’y gagnerez pas professionnellement, je vous le promets. Vous aurez beaucoup plus de chances de finir à faire la ronde quelque part du côté des docks.
Pitt le regarda en face. Il ne doutait pas un instant que Campbell fût sérieux, et que ce fût plus qu’un avertissement.
— Freddie Bolsover était un maître chanteur, monsieur, répliqua-t-il posément, et le chantage se nourrit de scandale. Je peux difficilement espérer découvrir son assassin sans connaître le mobile du crime.
— S’il était maître chanteur, il méritait la mort. Pour le bien-être de ceux qui restent dans ce square, vous feriez peut-être mieux d’abandonner. Je n’ai pas de scandale à cacher, comme vous le savez déjà sans doute, mais bon nombre de personnages haut placés ne pourraient pas en dire autant. Pour leur sécurité et pour ma convenance personnelle, je vous déconseille de creuser trop loin dans la boue. Nous avons la police depuis longtemps à Callander Square. C’est mauvais pour nous. Il est temps pour vous soit de conclure, soit de renoncer et de nous laisser tranquilles. Ne vous est-il pas venu à l’esprit qu’à force de fouiner, vous avez précipité ces drames, qu’au lieu d’arranger les choses, vous aggravez ce qui est déjà assez désastreux depuis le début ?
— Il arrive parfois qu’un assassin commette un second crime pour masquer le premier. Ce n’est pas une raison pour le laisser en liberté.
— Pour l’amour du ciel, épargnez-moi vos leçons de morale ! Qu’avons-nous là ? Une servante qui se fait engrosser et qui tue ses enfants… ou les enterre mort-nés ; une catin qui finit par lasser son amant et un maître chanteur ! La servante, vous n’avez strictement aucune chance de la retrouver maintenant, et d’ailleurs, qui s’en soucie, hein ? L’amant d’Helena doit être à l’étranger à l’heure qu’il est, et, comme manifestement personne ne l’a vu, vous avez autant de chances de le faire pendre que de passer la corde autour de la lune. Quant à Freddie, il l’aura largement cherché. Le chantage est un crime, même d’après vos critères. Et qui dit que c’est quelqu’un de Callander Square ? Il avait des patients un peu partout. Allez donc les voir. Ce pourrait être n’importe lequel d’entre eux. Mais ne venez pas vous plaindre s’ils vous font jeter dehors !
Pitt repartit, plus découragé qu’il ne l’avait jamais été depuis le début de l’enquête. À bien des égards, Campbell avait raison. Sa présence, en effet, avait pu précipiter à la fois le crime de Freddie et sa mort. Et il ne semblait guère plus près de la solution qu’au tout premier jour.
Aussi, deux jours plus tard, lorsqu’il fut convoqué par ses supérieurs qui lui demandèrent des comptes sans aménité, n’était-ce la détermination passionnée de Charlotte, il aurait cédé à la pression et reconnu sa défaite sur tous les points, hormis la mort de Freddie Bolsover.
— Vous avez fait de votre mieux, on le sait bien, Pitt, déclara Sir George Smithers avec irritation. Mais vous n’êtes guère plus avancé, n’est-ce pas ? Et nous ne sommes pas près de conclure. De toute façon, l’entreprise était hasardeuse depuis le départ.
— Nous avons besoin de vous pour des affaires plus importantes, ajouta le colonel Anstruther plus poliment. On ne va pas gâcher vos talents pour une cause désespérée.
— Et le Dr Bolsover ? riposta Pitt, cinglant. Va-t-on le classer dans les archives, lui aussi ? N’est-ce pas un peu prématuré ? Le public risque de croire que nous traitons nos affaires par-dessous la jambe.
Il était trop en colère pour songer à ménager les susceptibilités.
— Gardez vos sarcasmes pour vous, Pitt, dit Smithers avec froideur. Il est certain que nous devons faire un effort en ce qui concerne Bolsover, même si, semble-t-il, cette canaille a eu ce qu’elle méritait. Je connais moi-même Reggie Southeron : c’est un type inoffensif. Attaché aux plaisirs terrestres, mais pas méchant pour un sou.
Pitt ne répondit pas, mais il n’en pensait pas moins.
— Quelqu’un a bien planté un couteau dans le cœur de Bolsover, observa-t-il.
— Ciel, vous n’imaginez tout de même pas que c’est Reggie ?
— Non, Sir George. C’est pourquoi je dois identifier les autres victimes de Bolsover.
— À mon avis, c’est une tactique dangereuse.
Smithers secoua la tête avec réprobation.
— Source de beaucoup… euh… d’embarras. Oubliez ça et concentrez-vous sur les faits. Demandez les résultats de l’autopsie, la topographie des lieux, trouvez des témoins, que sais-je ? Tâchez de découvrir la vérité par ce biais-là.
— Je doute que ce soit possible, monsieur, fit Pitt en le fixant dans les yeux.
Smithers s’empourpra, courroucé par l’insolence non pas de la réponse, mais de ce regard.
— Alors, il faudra vous avouer battu. Mais essayez toujours ; on doit donner l’impression de faire tout notre possible.
Pitt perdit patience.
— Même si ce n’est pas vrai ?
— Faites attention, Pitt, l’avertit Anstruther calmement. Vous naviguez dangereusement près du vent. Il y a beaucoup de personnages importants à Callander Square. Ils commencent à en avoir par-dessus la tête de la police qui fouille dans leur vie privée.
— Ils se sont donc plaints ?
— Oui.
— Qui ça ?
— Plusieurs d’entre eux. Naturellement, je ne peux pas vous dire qui : cela risque de vous indisposer injustement contre eux. Allons, soyez gentil, occupez-vous des faits. On ne sait jamais, en interrogeant les domestiques, vous trouverez peut-être quelqu’un qui a vu quelque chose ; vous déterminerez au moins qui était sorti ce jour-là, les alibis et tout ça.
Pitt acquiesça : il ne pouvait rien faire d’autre. Il était en colère et proche de la défaite. N’était-ce la certitude que Charlotte allait le réchauffer, le fortifier, le défendre jusqu’au bout, il aurait été enclin à suivre les ordres aussi bien dans l’esprit qu’à la lettre.
Balantyne ignorait tout des pressions exercées sur Pitt car il était le seul, dans le square, à ne pas en avoir été l’instigateur. Quand Reggie vint le voir, tout guilleret d’avoir bénéficié d’un sursis, il n’avait pas la moindre idée de ce qui le réjouissait tant.
— C’est drôlement bon, hein ?
Reggie lampa le sherry qu’il s’était servi lui-même.
— On va bientôt revenir à la normale ; il était temps. Toutes ces sales histoires, c’est derrière nous maintenant.
— Ça m’étonnerait, répondit Balantyne avec raideur.
Il trouvait la jovialité de Reggie répugnante.
— Il subsiste la question des quatre meurtres, tout le reste mis à part.
— Quatre meurtres ?
Reggie blêmit, non pas à la pensée des meurtres, mais de ce « reste », à savoir la métamorphose d’Adelina. L’atmosphère chaleureuse de son foyer n’était plus qu’un souvenir. Il vivait aux côtés d’une étrangère qu’il ne connaissait pas ; elle, en revanche, le connaissait douloureusement bien, et ce depuis fort longtemps. C’était une sensation vraiment très déplaisante.
— L’auriez-vous oublié ? s’enquit Balantyne sèchement.
— Non, non. Seulement, je ne voyais pas en ces enfants des meurtres. Ils étaient probablement mort-nés, non ? Et comment savoir ce qui est arrivé à Helena ? Elle n’est plus là pour nous le dire, la pauvre. Peut-être qu’elle est tombée par accident ou quoi. Quant à Freddie, mon vieux, franchement, ce n’est pas une grosse perte. Cette crapule faisait chanter les autres. Non, le mieux serait que la police pose quelques questions par-ci par-là, voie si les domestiques n’ont rien remarqué et, si elle ne trouve rien, plie bagage et aille pourchasser des pickpockets ailleurs ; en tout cas, qu’elle décampe d’ici.
— J’en doute fort. Un meurtre, c’est autrement plus grave que le vol à la tire, rétorqua Balantyne d’un ton coupant.
— Eh bien, qu’ils ne comptent plus sur moi pour les aider.
Reggie se versa un second sherry de la carafe.
— Si jamais ce type-là revient, je ne le recevrai pas. Il peut parler aux domestiques, s’il en a envie. Ce n’est pas que je refuse de coopérer, mais je ne veux plus le voir. Je lui ai dit tout ce que je savais, point.
Il vida la moitié du verre et exhala dans un soupir :
— Fini, terminé !
Balantyne le dévisagea.
— Vous ne croyez tout de même pas que c’est un domestique qui a tué Freddie ? s’enquit-il avec une incrédulité caustique.
— Mon cher, je m’en moque comme d’une guigne. Plus vite la police renoncera et déguerpira d’ici, mieux ça vaudra.
— Ils ne renonceront pas. Ils resteront là tant qu’ils n’auront pas découvert le coupable.
— Des clous, oui ! J’en ai touché deux mots ici et là, au club, un peu partout. Ce Pitt, s’il ne se calme pas, va retourner faire les rondes, et vite. Un fauteur de troubles, voilà ce qu’il est. Son plaisir, c’est de confondre les gens de qualité. Tous pareils, ces prolétaires : donnez-leur un peu de pouvoir, et ils perdent la tête. Mais ne vous inquiétez pas, vieux, on n’en a plus pour longtemps. Il va fouiner à droite et à gauche, faire semblant de s’appliquer, puis, après un laps de temps convenable, il repartira courir après ses voleurs.
Balantyne était hors de lui : une fureur aveugle, incendiaire, le consumait. C’était bafouer les principes auxquels il avait cru toute sa vie : l’honneur, la dignité, la justice pour les vivants et les morts, l’ordre moral pour lequel il avait combattu, pour lequel ses pairs avaient péri en Crimée, aux Indes, en Afrique et Dieu sait où encore.
— Sortez d’ici, Reggie, dit-il posément. Et, s’il vous plaît, ne revenez pas. Vous n’êtes plus le bienvenu dans cette maison. En ce qui concerne la police, je remuerai ciel et terre, interviendrai auprès des autorités pour m’assurer qu’ils interrogent tout le monde, explorent la moindre piste jusqu’à ce qu’ils découvrent ce qui s’est réellement passé à Callander Square, et tant pis pour ceux que ça indispose. Suis-je clair ?
Reggie le regarda en clignant des yeux, son verre de sherry à la main.
— Vous êtes… saoul ! bégaya-t-il, sachant parfaitement que ce n’était pas vrai. Vous êtes devenu fou ! Avez-vous une idée des dégâts que ça peut causer ?
Sa phrase s’acheva dans un couinement.
— Allez-vous-en, Reggie. Vous aurez l’air ridicule si je vous fais jeter dehors.
Le teint de Reggie vira au rouge violacé, et il lança son verre dans le feu, le faisant voler en mille éclats incandescents. Puis il pivota sur ses talons et sortit d’un pas lourd, claquant la porte si violemment que les tableaux vacillèrent sur l’étagère et qu’un bibelot tomba par terre.
Resté seul, Balantyne mit plusieurs minutes à digérer ce qu’il venait de faire. Finalement il sonna et, lorsque le majordome parut, le pria d’envoyer le valet chercher son pardessus car il comptait se rendre chez Sir Robert Carlton.
Carlton était chez lui ; Balantyne le trouva au salon, assis près du feu en face d’Euphemia. Jamais il ne l’avait vue aussi épanouie : la chaleur semblait irradier d’elle, comme si elle était en plein soleil. Il aurait préféré que sa visite eût un autre motif, mais il continuait à bouillir d’indignation.
— Bonsoir, Carlton. Bonsoir, Euphemia, vous m’avez l’air fraîche comme une rose.
— Bonsoir, Brandon.
La voix d’Euphemia contenait une pointe d’interrogation.
— Désolé, Euphemia, il faut que je parle à Robert de toute urgence. Auriez-vous la générosité de nous excuser ?
Euphemia se leva, un peu perplexe, et quitta obligeamment la pièce.
Contrarié, Carlton fronça les sourcils.
— Que se passe-t-il, Balantyne ? J’espère que c’est important car je trouve votre conduite inacceptable. Vous vous êtes montré plus que cavalier envers ma femme.
Balantyne n’était pas d’humeur à perdre son temps en civilités.
— Avez-vous usé de votre influence pour empêcher la police d’enquêter sur les meurtres commis dans ce square ? questionna-t-il.
Carlton lui fit face ; son visage imperturbable n’exprimait ni réserve, ni scrupule.
— En effet. Je considère qu’ils ont fait assez de mal comme ça, et rien de bon ne sortira de leur obstination à fouiller dans notre vie privée, nos drames et nos erreurs. Ils ont eu tout le temps nécessaire pour découvrir qui a mis au monde ces infortunés enfants et ce qui leur est arrivé. Inutile d’espérer, après toutes ces années, qu’ils identifient ou retrouvent l’amant d’Helena Doran. Quant à Freddie Bolsover, c’était peut-être un maître chanteur et peut-être pas ; en tout cas, il a très bien pu être tué par un voyou de passage. Ce serait mieux pour Sophie si nous nous en tenions à cette hypothèse sans aller chercher plus loin…
— Foutaises ! cria Balantyne. Vous savez fichtrement bien qu’il a été assassiné par quelqu’un du square parce qu’il avait poussé le bouchon trop loin ; seulement, cette fois, il était tombé non pas sur quelque crétin lubrique qui s’amuse avec ses femmes de chambre, mais sur un meurtrier.
Le visage de Carlton se crispa.
— Vous le croyez vraiment ?
— Oui, et si vous voulez être honnête avec vous-même, vous le pensez également. Je sais que vous avez peur pour Euphemia. Moi aussi, j’ai peur. Mais j’ai bigrement plus peur de ce que je vais devenir si je cherche à étouffer cette affaire…
— Freddie était un maître chanteur, dit Carlton d’une voix moins assurée. Laissez-le reposer en paix, le misérable, ne serait-ce que par égard pour Sophie.
— Cessez de vous mentir, Robert. Il était ce qu’il était, mais on ne peut pas négliger son assassinat, s’en désintéresser sous prétexte que c’est sordide et que l’enquête policière nous dérange. À quoi diable croyez-vous, mon ami ? N’y a-t-il plus que votre confort qui compte ?
Carlton se redressa brusquement, le regard étincelant, mais il ne trouva rien à dire pour sa défense. Il ouvrit la bouche pour répondre : les mots lui manquèrent. Balantyne ne bronchait pas et, finalement, ce fut Carlton qui baissa les yeux le premier.
— Je parlerai demain au ministre de l’intérieur, fit-il à voix basse.
— Parfait.
— Je ne vois pas à quoi cela va servir. Campbell et Reggie insistent lourdement pour faire clore l’enquête. Reggie tremble pour lui-même, bien sûr, mais Campbell, à mon avis, doit plaindre Sophie. C’est un vrai cauchemar pour elle, la pauvre enfant. Mariah s’occupe d’elle ; c’est une femme très capable, Mariah, elle sait toujours ce qu’il faut faire en cas de crise. Mais rien ne pourrait protéger Sophie de la disgrâce, si cette histoire venait à être rendue publique.
— Tant mieux s’il reste au moins une personne qui a su garder la tête sur les épaules.
Balantyne ne put résister à la tentation de décocher ce dernier trait, d’une honnêteté impitoyable : sa colère était encore trop vive.
— Je suis navré pour Sophie, mais la vérité ne peut être altérée. Toutes mes excuses à Euphemia.
Sur ce, il tourna les talons. Une fois qu’il aurait parlé à Brandy et à Augusta, qu’il leur aurait fait part de ses sentiments, son courroux s’apaiserait. Alors il reviendrait, le lendemain peut-être, pour faire la paix avec Carlton. À l’avenir, si l’on avait besoin de lui, il aiderait Sophie.
En arrivant dans son propre vestibule, il apprit par le valet que Miss Ellison demandait à le voir. Il en fut ennuyé, décontenancé. Il n’était guère à son avantage et ne voulait pas qu’elle le vît dans cet état. Le valet avait les yeux rivés sur lui, et son cerveau ne lui fournit aucune excuse plausible.
Elle l’attendait dans le bureau. Quand il entra, elle se retourna, et il se souvint combien elle lui plaisait, combien ses traits étaient purs et doux, passion sans artifice. Qu’elle fût totalement dénuée de sophistication le reposait et l’émoustillait tout à la fois.
— Charlotte, ma chère…
Il alla vers elle pour lui prendre les mains, mais elle se déroba.
— Qu’y a-t-il ?
Elle paraissait différente, et cela l’effraya : il ne voulait surtout pas qu’elle change.
— Général Balantyne, dit-elle sur un ton légèrement guindé.
Ses joues s’étaient colorées ; mais, bien que mal à l’aise, elle ne chercha pas à fuir son regard. Elle prit une profonde inspiration.
— J’ai bien peur de vous avoir menti. Je suis la sœur d’Emily Ashworth, mais non point célibataire, ainsi que je vous l’ai laissé croire. Ellison était mon nom de jeune fille. Je suis Charlotte Pitt…
Au début, ce nom-là ne lui dit rien. Il ne comprenait pas les raisons de ce mensonge. Pensait-elle qu’il aurait refusé de l’employer, s’il la savait mariée ?
— L’inspecteur Pitt est mon mari, fit-elle simplement. Je suis venue ici pour en savoir plus sur ces enfants et, si jamais ils étaient mort-nés, offrir mon soutien à la mère. À présent, je veux aider Jemima. Mr. Southeron l’accuse de l’avoir fait chanter et d’avoir tué le Dr Bolsover lors d’une querelle à propos de l’argent. Si Thomas est dessaisi de l’enquête et qu’on ne retrouve jamais l’assassin du Dr Bolsover, elle traînera ça toute sa vie.
— Vous êtes mariée à Pitt ? demanda-t-il en fronçant les sourcils. Le policier ?
— Oui. Je suis désolée de vous avoir trompé. Sur le moment, je n’aurais pas cru que cela aurait une quelconque importance. S’il vous plaît, pensez ce que vous voulez de moi, mais qu’on n’empêche pas Thomas de découvrir la vérité, du moins en ce qui concerne le Dr Bolsover. On n’accuse pas quelqu’un pour ensuite le laisser en plan sans la moindre preuve. Si Jemima avait été socialement son égale, jamais il ne se serait permis de faire ça. Il l’a dit uniquement parce qu’il la savait incapable de se défendre ou de contre-attaquer.
Il sentit qu’une illusion se dissipait, remplacée par une valeur nouvelle. Son rêve avait été fragile, insensé ; même en son for intérieur, il n’avait pas osé le nommer. Maintenant, à sa place, il y avait une douleur douce et tiède qui, avec le temps, deviendrait une compagne familière, de celles qui aident à mûrir.
Lentement, il poussa un soupir.
— J’ai déjà vu Sir Robert Carlton. J’arrive à l’instant de chez lui. Il parlera demain au ministre de l’intérieur.
Le sourire naquit dans ses yeux, sur ses lèvres, et finit par l’illuminer tout entière, jusqu’à sa façon de se tenir, très droite, mais avec une grâce, une aisance évidentes dans les courbes mêmes de son corps.
— Je suis contente, dit-elle doucement. Je vous demande pardon de ne pas y avoir pensé.
Elle se drapa dans sa mante et passa devant lui.
Il la laissa partir : il était trop ému pour proférer un son. Ce compliment, cette confiance brûlaient dans son cœur plus ardemment que dans les moments enchantés de sa jeunesse.
Longtemps, il resta debout au milieu de la pièce avant d’envoyer chercher Brandy.
Lorsque celui-ci entra, il était prêt.
— Ce soir, je viens de rencontrer Robert Carlton, commença-t-il sans préambule. Je l’ai convaincu d’intervenir auprès du ministre de l’intérieur pour que la police puisse continuer à enquêter sur les meurtres commis dans ce square, en prenant le temps qu’il faut et sans se préoccuper des conséquences, aussi fâcheuses soient-elles, l’essentiel étant de découvrir la vérité. Puisque Freddie Bolsover était un maître chanteur, c’est là très probablement la cause de sa mort. La police va sûrement poursuivre ses investigations dans ce sens-là… non, ne m’interromps pas, Brandon. Je t’en parle car ils ne manqueront pas de revenir ici. Ils sont déjà au courant de la bêtise de Christina avec Max. Si jamais tu as fait quelque chose qui aurait pu te valoir des pressions, je te conseille de me le dire et d’en informer la police. Si ça n’a rien à voir avec Freddie, je pense qu’ils se montreront discrets.
— Ils le savent déjà, répondit Brandy sobrement. Je les trouve extrêmement méticuleux en tout, sauf en ce qui concerne les meurtres eux-mêmes ! Mais merci de l’avertissement.
Il détourna les yeux.
— Je suis content que vous ayez vu Carlton. Reggie a accusé Jemima de l’avoir fait chanter et d’avoir tué Freddie à cause de l’argent. Mais il ne l’emportera pas au paradis, croyez-moi.
— Comment le sais-tu ?
Brandy se tourna vers son père.
— C’est l’inspecteur Pitt qui me l’a dit. Désolé, père.
Puis, ayant remarqué son embarras, il ajouta nonchalamment :
— Désirez-vous voir maman ? Il faudrait la prévenir, elle aussi, car elle a toujours tendance à régler ses affaires elle-même.
Balantyne grimaça au souvenir de Max. Il n’avait pas très envie de voir Augusta. Pas ce soir. Il avait beaucoup à lui dire, mais c’était encore trop tôt. Plus tard peut-être, lorsqu’il aurait mieux compris ce qui se passait en lui.
— Non, merci, répliqua-t-il. Tu n’as qu’à lui parler, si ça ne t’ennuie pas. Je ne pense pas qu’on ait besoin de l’avertir, mais faisons-le par courtoisie.
Brandy hésita un instant avant de sourire.
— Bien.
Il se dirigea vers la porte.
— Merci de ne pas vous être emporté, pour Jemima. J’ai l’intention de l’épouser, si elle accepte, bien sûr. Maman ne va pas être contente, mais elle s’y fera avec le temps, si vous êtes d’accord.
— Je n’ai pas dit… !
Mais Brandy était déjà parti, et Balantyne se retrouva à fixer la porte qui venait de se refermer.
Après tout, l’idée n’était pas si monstrueuse : il ne s’agissait pas d’une servante et, du reste, elle n’était pas très différente de Charlotte… mais ceci était un autre rêve qu’il préférait ne pas affronter ce soir-là.
Ce fut le lendemain après le déjeuner qu’il aperçut Alan Ross à son club. Spontanément – car Alan était à la fois un ami et son gendre – il s’approcha pour lui parler.
— Bonjour, Alan, comment ça va ? Christina va bien ?
— Bonjour, monsieur. Elle se porte comme un charme, je vous remercie. Et vous-même ?
— Très bien.
Quelle conversation affectée ! Pourquoi ne pas dire ce qu’il avait sur le cœur ? Cela, au moins, ne l’avait-il pas appris de Charlotte ?
— Non, ce n’est pas vrai. Vous êtes au courant, pour Freddie Bolsover ?
Ross fronça les sourcils.
— Oui. Quelqu’un a parlé de chantage… est-ce exact ?
— Hélas, oui. Il y a eu un effort concerté de la part des résidents du square pour faire stopper l’enquête policière : la peur du scandale, sans doute, même si ce n’était pas le motif officiellement invoqué. Tout le monde doit avoir quelque chose à cacher, une histoire sordide, grotesque ou tout simplement intime.
Ross esquissa une mimique d’acquiescement. Il leva les yeux comme pour répondre. Balantyne attendit, mais manifestement, il ne trouvait pas ses mots. Ils échangèrent quelques banalités, puis sentant que Ross désirait lui parler, Balantyne ramena la conversation sur Callander Square.
À nouveau, Ross sembla hésiter.
— Sauriez-vous quelque chose que j’ignore ? demanda Balantyne doucement, forçant Ross à le regarder.
— Non.
Alan secoua la tête, un petit sourire triste au coin de la bouche.
— C’est quelque chose que nous savons tous les deux, mais à mon avis, vous n’en êtes pas conscient.
Interloqué, Balantyne n’éprouvait cependant pas encore la moindre appréhension.
— Mais alors, si je suis déjà au courant, pourquoi avez-vous tant de peine à vous exprimer ? Et pourquoi en parler, d’ailleurs ?
Pour la première fois, Ross soutint réellement son regard, sans dérobade ni faux-fuyants.
— Parce qu’autrement, vous risquez de vous donner un certain mal pour essayer de me le cacher.
Balantyne ouvrit de grands yeux.
— Christina, répondit Alan. Je suis parfaitement au fait de son aventure avec Max et des raisons de son intérêt soudain pour moi. Non, ne prenez pas cet air-là. Je le savais déjà à l’époque. Ça ne me dérange pas. J’aimais Helena et je n’aimerai jamais quelqu’un d’autre. Je vous tiens en très haute estime, vous et – ça va vous étonner peut-être – Lady Augusta. J’étais tout à fait prêt à rendre service à Christina. Je ne l’aimerai jamais, mais je serai un bon mari pour elle, et j’entends faire en sorte qu’elle soit une bonne épouse pour moi, dans la mesure où nos sentiments, ou leur absence, peuvent le permettre. Amour ou pas, il y a toujours moyen de se conduire honorablement.
Il baissa les yeux un instant.
— En fait, j’essaie de vous dire ceci : ne craignez pas que d’éventuelles révélations changent mon attitude à l’égard de Christina.
Un sourire illumina son regard.
— Par ailleurs, j’ai énormément d’affection pour Brandy. Même s’il a tendance à m’éviter depuis mes fiançailles. À mon avis, il doit avoir mauvaise conscience. Tricher n’est pas dans sa nature : ça lui réussit mal.
Balantyne se serait défendu contre l’accusation implicite d’être lui-même un tricheur ; seulement, c’était la stricte vérité, et il n’avait rien à dire pour sa défense. Du reste, le visage de Ross n’exprimait aucun reproche. Il eut soudain l’impression que Christina ne méritait pas quelqu’un comme lui, quelqu’un qu’il aimait bien lui-même et qu’il respectait tout à la fois.
— Merci, dit-il avec chaleur. Vous auriez très bien pu me laisser mariner dans la peur, voire me trahir, et vous auriez eu raison. C’est extrêmement généreux de votre part. J’espère qu’avec le temps vous nous pardonnerez, non seulement par charité, mais de par votre compréhension, même si je n’ai pas le droit de vous demander cela.
— J’aurais fait la même chose.
Ross balaya ses remerciements d’un geste.
— Ça peut encore m’arriver, si j’ai des enfants. Vous prendrez bien un verre de bordeaux avec moi ?
— Merci, accepta Balantyne avec un plaisir non feint, une profonde sensation de bien-être. Très volontiers.
Convoqué à nouveau chez le colonel Anstruther, Pitt fut surpris et soulagé d’apprendre qu’à la suite d’un changement de directives au ministère de l’intérieur, il pouvait reprendre l’enquête concernant l’ensemble des affaires de Callander Square. Il fut surpris parce qu’il ne s’y attendait pas : il ignorait la démarche de Charlotte auprès du général Balantyne et, même s’il en avait été informé, il n’aurait pas vraiment cru à une issue favorable. Et il fut soulagé parce qu’il avait l’intention de poursuivre sa tâche, d’exploiter le moindre indice, et ce quoi qu’on dise. Bien sûr, il aurait fallu agir de manière détournée et à ses heures perdues, ce qui n’était pas commode. Il ne désirait pas particulièrement encourir un blâme sévère pour désobéissance, et il préférait passer ses moments libres à la maison, avec Charlotte, surtout maintenant qu’elle en était à quatre mois de la naissance de leur premier enfant.
Ce fut donc en proie à une certaine effervescence qu’il descendit les marches en courant et héla un cab pour se faire conduire sur-le-champ à Callander Square.
Pendant qu’il cahotait sur les pavés inégaux, il repassa mentalement en revue tout ce qu’il savait déjà.
Sans l’ombre d’un doute, Freddie Bolsover avait été tué parce qu’il se livrait au chantage. Qu’il eût utilisé ou non l’information qui avait causé sa mort, le simple fait d’être en sa possession lui avait été fatal ; le danger qu’il la divulgue se révélait trop grand pour son assassin. Le crime avait été expéditif et audacieux. Son auteur se considérait en situation de péril imminent. De quoi pouvait-il bien s’agir ? Une liaison, un enfant illégitime ? C’était peu probable. Avec tous ces scandales à Callander Square, le mobile paraissait bien maigre pour un meurtre. Freddie connaissait-il la mère ou, plus vraisemblablement, le père des nouveau-nés enterrés dans le jardin ? Pas au début en tout cas : il s’en serait servi plus tôt ou on l’aurait tué plus vite…
Sauf s’il venait juste de le découvrir, bien sûr !
Autre possibilité : l’assassin s’était subitement aperçu que Freddie était au courant, soit que ce der nier n’eût pas l’intention d’utiliser l’information, la sachant trop dangereuse, soit qu’il n’eût pas conscience de sa valeur. Oui, cela tombait sous le sens ! On l’avait supprimé à la hâte, avant qu’il ne comprenne la valeur de ce qu’il savait.
Il était arrivé à Callander Square et se tenait engoncé dans son pardessus, le col relevé, en regardant le cab s’éloigner, brinquebalant, dans la brume, quand une dernière hypothèse s’imposa à son esprit. Ce fut en apprenant le chantage exercé par Freddie sur Reggie Southeron que l’assassin s’était rendu compte de la menace qui pesait sur lui ! Cette piste s’avérait la plus prometteuse et représentait un excellent point de départ.
Il traversa le square par le jardin bourbeux, passa devant l’endroit où l’on avait découvert les cadavres des nouveau-nés, puis là où Freddie avait été poignardé ; l’écho de ses pas résonna à nouveau, sonore, sur la chaussée, le trottoir et les marches du perron de Reggie Southeron.
Comme la journée était froide et excessivement désagréable, Reggie ne s’était pas dérangé pour aller à la banque ; cependant, il avait envoyé un message pour prévenir qu’il refusait de recevoir la police et défendait au reste de la maisonnée de le faire de leur côté.
Pitt répliqua au valet qu’il avait une autorisation du ministère de l’intérieur, et si Mr. Southeron l’obligeait à revenir avec un mandat, il le ferait bien sûr, mais dans la mesure où personne d’autre dans le square n’avait réagi de la sorte – c’était normal, puisqu’il n’avait pas encore vu les autres –, cela risquait d’être plus gênant pour Mr. Southeron que pour lui-même.
Dix minutes plus tard, Reggie parut, rouge et très en colère.
— Pour qui diable vous prenez-vous, à me citer le ministre de l’intérieur ? s’écria-t-il, claquant violemment la porte.
— Bonjour, monsieur, répondit Pitt avec courtoisie. Il y a juste une chose que j’aimerais savoir : à qui d’autre avez-vous parlé de la tentative de chantage du Dr Bolsover ?
— À personne. Ce n’est pas le genre de choses qu’on raconte aux amis ! riposta Reggie d’un ton cassant. Question idiote.
— C’est curieux, Mr. Campbell m’a dit que vous vous étiez confié à lui et lui aviez demandé conseil.
Pitt haussa les sourcils.
— Bougre d’âne ! jura Reggie. Peut-être bien. Sûrement, puisqu’il le dit.
— Et à qui encore ? C’est très important, mon sieur.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça change maintenant ?
— Vous semblez oublier, Mr. Southeron, qu’il reste un assassin à Callander Square. Il a déjà tué une fois, peut-être plus. Il peut tuer à nouveau, s’il se sent menacé. Ça ne vous effraie donc pas ? Il pourrait s’agir du prochain ami avec qui vous bavarderez en rentrant chez vous, la prochaine silhouette emmitouflée qui viendra vous dire bonne nuit et vous plantera un couteau dans le cœur. Le Dr Bolsover a été poignardé par-devant, par quelqu’un qu’il connaissait et dont il ne se méfiait pas, à vingt mètres de sa propre maison. Ça ne vous trouble pas ? Moi, à votre place, je ne serais pas très à l’aise.
— D’accord !
La voix de Reggie monta dans les aigus.
— D’accord ! Je n’ai parlé à personne d’autre que Campbell. Carlton est fichtrement vieux jeu, et Balantyne ne vaut guère mieux ; il n’y a pas d’homme chez les Doran, et Housmann, la vieille chouette d’en face, ne nous adresse pas la parole. Campbell est un type efficace : il ne joue pas les saintes nitouches et n’a pas peur de sa propre ombre pour dire ce qu’il pense. Je lui ai tout raconté. Et il y a mis le holà !
— En effet.
La réponse de Pitt était lourde d’un sens qui échappa à Reggie.
— Je vous remercie, monsieur. Voilà qui pourrait m’être très utile.
— Franchement, je ne vois pas comment !
— Si c’est le cas, vous finirez par le savoir ; sinon, ça n’a pas d’importance. Merci, monsieur. Je vous souhaite une bonne journée.
— Au revoir, fit Reggie, les sourcils froncés. Bougre d’imbécile, marmonna-t-il dans sa barbe. Le valet va vous reconduire.
Pitt ne savait toujours pas ce qu’il cherchait, mais, au moins, il savait enfin où chercher.
Il frappa à la porte des Campbell et demanda à parler au maître des lieux. On l’introduisit au petit salon où Mariah était en train d’écrire des lettres.
— Madame, dit-il, dissimulant sa surprise.
— Bonjour, Mr. Pitt. Mon mari est occupé pour le moment, mais il pourra vous recevoir bientôt, si ça ne vous ennuie pas de patienter.
— Pas du tout, je vous remercie.
— Désirez-vous un rafraîchissement ?
— Non, merci. Je ne veux surtout pas vous déranger.
— Vous venez au sujet du meurtre du Dr Bolsover ?
— En partie.
Le visage de Mariah était très pâle. Peut-être était-elle souffrante, ou alors l’obligation de consoler Sophie commençait à lui peser.
— En quoi mon mari pourrait-il vous être utile ?
Il ne voyait pas l’intérêt de lui cacher la vérité. Il se pouvait même qu’elle l’aide involontairement. Elle aurait pu apprendre quelque chose de Sophie, sans en soupçonner la signification.
— Il est le seul à qui Mr. Southeron ait confié que le Dr Bolsover le faisait chanter.
— Reggie l’a dit à Garson ? fit-elle lentement.
Elle était blanche comme un linge. Pitt craignit qu’elle ne s’évanouisse. Était-elle réellement malade ou bien détenait-elle des informations sur son mari dont il ne se doutait même pas ?
La réponse vint, fulgurante.
Helena !
Un homme mûr, qui avait réussi, sûr de lui, investi d’une certaine dignité, d’un pouvoir, ne pouvant l’épouser parce qu’il n’était pas libre… était-ce lui, l’amant ? Pitt examina à la hâte la nouvelle gamme de possibilités. Mais pourquoi ce meurtre ? Était-elle sur le point de le trahir, de l’accuser ouvertement d’être le père de son enfant ? L’avait-il tuée dans un moment de panique dans ce jardin abandonné ?
Mariah l’observait. Son regard était clair ; son expression, figée. On eût dit une femme face à un peloton d’exécution, mais une femme qui n’a pas peur de mourir.
— Oui, répondit-il à sa question qu’elle semblait avoir posée depuis des heures.
— Je vois.
Se levant, elle ramassa ses jupes.
— Merci de m’en avoir informée, Mr. Pitt. J’ai quelque chose à faire en haut. Voulez-vous m’excuser ? Mon mari ne va pas tarder.
Et, sans attendre sa réponse, elle sortit lentement, la tête haute, droite comme un piquet.
Garson Campbell finit par paraître au bout de dix minutes. Il venait d’une autre pièce de la maison, et pourtant il battait la semelle en marchant, comme s’il rentrait du froid. Mais il ne se frottait pas les mains.
— Eh bien, qu’y a-t-il, Pitt ? s’enquit-il en le toisant d’un air dégoûté. Je n’en sais pas plus à propos de Freddie Bolsover que la dernière fois.
Il s’arrêta devant le feu, jambes écartées, se balançant légèrement d’avant en arrière.
Un souvenir fugace revint à la mémoire de Pitt, un homme entrevu voilà longtemps, dans un autre lieu, un homme qui marchait en tapant du pied, même l’été, un homme malade. L’image des petits corps dans le jardin surgit devant ses yeux, la tête difforme de celui du dessous. Il revit l’enfant d’Helena.
En un éclair, la réponse se forma dans son esprit, aussi simple et lumineuse qu’un dessin d’enfant.
— Le Dr Bolsover savait que vous aviez la syphilis, n’est-ce pas ? demanda-t-il sans préambule. Quand Reggie Southeron vous a dit que Bolsover le faisait chanter, vous avez compris que c’était juste une question de temps avant qu’il ne se rende compte de la valeur de cette information et n’essaie de vous faire chanter à votre tour. Vous l’avez tué avant qu’il ne passe à l’acte. Comme vous avez tué Helena, avant que son enfant ne naisse difforme, à l’image de ceux du square. Ou alors elle avait découvert votre maladie, et vous avez eu peur qu’elle ne sache pas tenir sa langue. Peu importe la raison, au fond.
Une lueur indécise brilla dans les yeux de Campbell, mais, face à la calme assurance de Pitt, son visage se tordit de rage.
— Espèce de sale hypocrite ! fit-il d’une voix basse et amère. Ce mal sournois, inexorable, me ronge depuis l’âge de trente ans. Voilà quinze ans que je porte la mort en moi. Inutile de compter sur une fin rapide ; je vais pourrir de l’intérieur, petit à petit. La douleur ira en s’aggravant jusqu’à ce que je sois paralysé, un vilain légume qu’on promène en fauteuil roulant, pendant que les gens chuchotent et ricanent derrière mon dos ! Et vous êtes là, à me faire la morale, comme si ç’aurait été différent pour vous.
« Oui, vous avez raison ! Vous êtes satisfait ? Même ma femme me regarde comme si j’étais un lépreux. Elle ne m’a pas touché depuis plus d’un an. Helena était une garce. Quand elle a appris ma maladie, elle a piqué une crise d’hystérie, et je l’ai tuée.
« Freddie était un minable maître chanteur à la petite semaine. Bien sûr que je l’ai tué : je n’allais pas attendre qu’il vienne me voir.
Sa main était derrière son dos ; sans laisser à Pitt le temps de réagir, il pivota en brandissant le coupe-papier pris sur le bureau où Mariah écrivait ses lettres. La lame décrivit un arc de cercle et manqua la poitrine de Pitt seulement parce qu’il s’était élancé en avant. Il glissa sur le bord du tapis et tomba lourdement, heurtant Campbell, si bien qu’ils atterrirent tous deux dans la cheminée.
Pitt bondit sur ses pieds, prêt à frapper… mais Campbell ne bougeait pas. Au début, Pitt crut à un piège, jusqu’au moment où il aperçut un filet de sang et la tête de Campbell contre le garde-feu.
Il alla vers la porte et appela le valet, d’une voix forte et grotesquement hystérique.
— Courez me chercher un agent de police ! ordonna-t-il sitôt que l’homme parut. Et un médecin, vite !
Le valet le regarda bouche bée sans esquisser le moindre geste.
— Dépêchez-vous ! hurla Pitt.
Il fila comme une flèche, sans même prendre le temps d’enfiler un manteau.
Pitt revint dans le petit salon et arracha le cordon de la sonnette. Tant pis si cela allait provoquer un effroyable tintamarre en bas. Il ligota les poignets de Campbell en serrant de toutes ses forces et le laissa allongé sur le dos, apparemment inconscient, mais respirant avec effort.
Il voulut aller trouver Mariah, puis décida qu’il serait plus charitable de faire évacuer Campbell d’abord, surtout s’il s’avisait de faire un esclandre. C’était déjà suffisamment pénible pour elle, sans qu’elle fût obligée d’assister à son arrestation.
Il s’assit, hors d’atteinte des pieds de Campbell, si jamais il revenait à lui et choisissait à nouveau de se battre, et attendit.
L’agent arriva au bout d’une dizaine de minutes, rouge, essoufflé et trempé par la pluie fine. Il contempla Pitt, puis Campbell, toujours étendu sur le sol, mais qui commençait à reprendre ses esprits.
— Le médecin est en route, m’sieur, dit-il, l’air hagard. Que s’est-il passé ?
— Mr. Campbell est en état d’arrestation.
Pitt se tourna vers le valet qui se tenait derrière l’agent, dans l’encadrement de la porte.
— Appelez un cab et faites préparer une valise pour Mr. Campbell. Quand le médecin sera là, amenez-le ici.
Il regarda l’agent de police.
— Mr. Campbell est inculpé pour meurtre, et il est dangereux. Si vous avez des menottes, passez-les-lui avant de retirer la corde. Quand le médecin l’aura examiné, chargez-le dans le cab et conduisez-le au poste.
Il glissa la main dans sa poche et sortit sa plaque pour la lui montrer.
— Je vous rejoindrai dès que j’aurai vu Mrs. Campbell. Vous avez compris ?
L’agent se mit au garde-à-vous.
— Oui, m’sieur. C’est lui qui a assassiné les bébés, m’sieur ?
— Je ne sais pas. Je ne le crois pas, mais il a tué Miss Doran et le Dr Bolsover. Méfiez-vous de lui.
— Certainement, m’sieur.
Il regarda Campbell, impressionné et dégoûté à la fois. Pitt traversa le vestibule ; alors qu’il gravissait l’escalier, le médecin arriva. Il attendit cinq minutes de plus sur le palier, jusqu’à ce qu’il vît le groupe partir : Campbell, encore étourdi, chancelant entre l’agent et le cocher du cab. Puis il monta à la recherche de Mariah.
Le deuxième étage était silencieux et rangé. Il ne croisa pas une seule femme de chambre ; elles devaient être toutes dans la cuisine ou bien dehors, occupées à quelque tâche extérieure.
— Mrs. Campbell ? fit-il distinctement.
Il n’y eut pas de réponse.
Elevant la voix, il appela à nouveau.
Toujours pas de réponse.
Il frappa à la première porte et la poussa. La pièce était vide. Il continua et arriva finalement à ce qui ressemblait à un dressing. Assise dans un fauteuil, Mariah Campbell lui tournait le dos. Il crut d’abord qu’elle s’était assoupie, jusqu’au moment où, la contournant, il vit son visage. Il était entièrement dépourvu de couleur ; les paupières et les lèvres étaient devenues grisâtres.
Sur la coiffeuse, il y avait une fiole étiquetée « laudanum », vide, et une autre bouteille en verre transparent qui ne contenait rien non plus. À côté se trouvait une feuille de papier. Il la prit. Le mot lui était adressé.
« Inspecteur Pitt,
« J’imagine que vous connaissez maintenant la vérité. Les péchés des pères sont retombés sur les enfants, mais c’étaient mes enfants également, et je ne voulais pas qu’ils vivent, souillés par la maladie, aussi pourris que lui. Mieux valait mourir tant qu’ils étaient encore innocents : ils n’ont rien senti, pas même la douleur.
« S’il vous plaît, demandez à Adelina Southeron de s’occuper de mes enfants qui sont encore en vie. C’est une femme de cœur, et elle aura pitié d’eux.
« Que Dieu m’accorde Sa miséricorde et Sa paix.
« Mariah Livingstone Campbell »
Pitt la regarda, pris d’une infinie compassion, et reconnaissant qu’elle lui eût épargné d’avoir à l’affronter, de servir d’instrument pour mettre en branle la lourde machine de la justice contre elle.
Parce qu’il aimait profondément Charlotte, il ressentait une certaine tendresse pour toutes les femmes ; il remercia le ciel que sa propre existence ne fût pas marquée par une semblable tragédie. Il songea au visage de Charlotte, plein d’espoir pour son enfant à venir, et pria pour que le bébé naisse en bonne santé, peut-être même pour que ce fût une fille, aussi têtue, généreuse et volontaire que Charlotte elle-même.
Cette pensée le fit sourire ; pourtant, face à cette morte, il avait également envie de pleurer. Mais, par-dessus tout, il aspirait ardemment à rentrer chez lui.